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Comment passer le confinement, quand on organise des expéditions polaires ? Reportage dans le port de Dieppe à bord du Polaris, un bateau qui a bien bourlingué, et qui attend impatiemment de pouvoir remettre cap au nord...
En ce jour férié de mai, le port de commerce est désert. Le vent s’engouffre le long du quai. Ironiquement, il souffle sur les immenses éoliennes démembrées, entreposées à terre, qui attendent de pouvoir affirmer leur verticalité dans un paysage normand déjà bien pourvu. Le port de Dieppe s’est fait une spécialité de l’accueil de ces éoliennes en transit. Comme un clin d’œil — métallique — à l’élément aérien, elles ont pour voisin, depuis plus d’un an, le Polaris, vaisseau qui assure en temps normal le lien entre terre et mer arctiques.

Car en temps normal, sans Covid, le Polaris est, à cette période l’année, à des milliers de kilomètres de Dieppe. En mai, il navigue ordinairement au Spitzberg, la plus grande île de l’archipel du Svalbard, au nord de la Norvège, où il propose à ses passagers de découvrir ce paysage glaciaire en ski de randonnée. Depuis 2012, le Polaris passe en effet le plus clair de son temps — neuf mois par an — du côté de Tromsø, point de départ des expéditions polaires. Son équipage, avec à sa tête le capitaine Arthur Voirin, organise aussi bien des expéditions en raquettes que des croisières pour découvrir les aurores boréales, les ours polaires ou les belugas, dans une région hostile et encore préservée. On est très loin du tourisme de masse : le Polaris n’accueille que 12 passagers.
Pourtant, le Polaris ne s’est pas toujours appelé le Polaris, et n’avait pas, à l’origine, vocation à emmener des amateurs de ski de randonnée dans les régions polaires. Cet ancien cargo militaire de la Royal Navy aurait probablement fini en pièces détachées s’il n’avait pas croisé la route d’Arthur Voirin : ce Brestois, officier de la marine marchande (il est capitaine de première classe), a toujours voulu voyager. Il a fait ses premières armes sur le Tara, le voilier initialement conçu par Jean-Louis Étienne. « J'y ai été mécanicien, capitaine, j'ai même remplacé le cuisinier. J'y ai aussi rencontré ma femme. C'est à bord du Tara que j'ai découvert les régions polaires. J'y suis resté trois ans, quasiment sans débarquer. J'ai pas mal bourlingué en Antarctique, c'était magique. » raconte-t-il avec le sourire. « Et puis j'ai voulu parfaire mes connaissances en mécanique. C'est ainsi que je suis arrivé à Dieppe, pour travailler sur la ligne de ferries qui relie Dieppe à Newhaven. Il se trouve aussi qu'à cette époque, j'allais devenir papa, je voulais passer plus de temps à terre. J’en ai profité pour développer mon projet de monter un bateau d'expéditions, que je mûrissais depuis longtemps. » Démarre alors la recherche DU bateau, celui qui allait pouvoir répondre à toutes les exigences d’Arthur : robuste, sûr, confortable, manœuvrable. « Ça a été loin d’être facile ! » se souvient-il aujourd’hui. « On a commencé par chercher un voilier, mais on a vite abandonné. Trop compliqué. Pour se déplacer dans les fjords, il faut un moteur, c'est plus sûr. Et puis j'ai vu passer une annonce sur Internet : un bateau, abandonné du côté d'Inverness, en Écosse, attendait un repreneur. »
C’est ainsi qu’Arthur Voirin fait la connaissance de ce bateau de 34 mètres de long, construit en 1973 en Angleterre pour la Royal Navy avant d’être vendu en 2000, après 27 ans de bons et loyaux services dans la marine britannique. Ses premiers propriétaires le transforment en bateau de croisière, mais ils font faillite et échouent du côté des îles Hébrides. Le bateau sera ensuite saisi, puis abandonné pendant 4 ans à Inverness, où il servira notamment de squatt... Son acquisition par Arthur Voirin est pleine de rebondissements.
« La première fois que je l'ai vu, j'ai senti que quelque chose s'en dégageait : ses beaux volumes, sa robustesse, primordiale pour pouvoir mettre cap au Nord. Mais nous n'avions pas d'interlocuteur. Les seules infos que nous avions provenaient de l'architecte qui avait refait le bateau. Ça nous a semblé un pari risqué, on a préféré dire non. Des Anglais qui visitaient le bateau en même temps que nous l'ont acquis. Mais six mois plus tard, ils m'ont appelé pour me proposer de le racheter... Ils l'avaient abîmé : il y avait de l'eau partout, de la corrosion, beaucoup de dégâts avaient été faits. J'ai pu passer du temps à bord, tout examiner, et j'ai vu que les problèmes étaient au final superficiels, parce que le bateau est, à la base, de très bonne qualité. Alors on a décidé de se lancer et de l'acheter. Mais la veille de mon départ pour Inverness pour aller le récupérer, le propriétaire m'appelle, ivre mort, et me dit de ne pas venir, qu'il y a trop de problèmes. Il essayait de casser la vente. Heureusement, j'étais passé par un intermédiaire, un courtier, basé, lui, à Gibraltar. Il m'a conseillé d'aller sur place… où nous nous sommes aperçus que le vendeur avait promis le bateau à des Palestiniens qui avaient payé cash et voulaient partir dans la bande de Gaza ! Une histoire dingue ! Au final, nous avons pu récupérer le bateau et le convoyer à Dieppe. Une fois à Dieppe, le chantier pour remettre le Polaris en état a duré 7 mois. On a tout refait nous-mêmes, avec ma femme, et mon fils qui avait 2 ans à l'époque. On n'avait pas un radis, et quand on allait voir un banquier en lui disant qu'on rachetait un bateau pour aller faire du ski de rando en Norvège, il rigolait ! » glisse Arthur, en rigolant désormais lui aussi.
Très vite, le Polaris et son équipage 100 % français — 6 marins et 2 guides de haute-montagne — rencontrent leur public, attiré par le côté humain de l’aventure. « Nous privilégions une atmosphère familiale ». De fait, même à quai et sans personne à bord, il émane du Polaris une douce chaleur, qui équilibre les froides évocations de son nom. L’intérieur, dans lequel on pénètre comme on le ferait dans une antre, est un refuge inattendu : la pièce de vie commune est étonnamment lumineuse, elle donne généreusement à voir le monde extérieur à travers ses baies vitrées, et semble n’en filtrer que le meilleur.
Les cabines, cosy, sont une invitation au voyage. Rien d’ostentatoire. On vient ici pour se rapprocher de la nature, pour vivre une expérience. « C’est un peu l’aventure, mais dans des chaussons » résume le capitaine en guise de clin d’œil. Pour l’heure, l’aventure se réduit à déplacer le Polaris d’un quai de Dieppe à l’autre selon les mouvements du port. « Une année sans voyager, c’est forcément compliqué. Nous devons gérer beaucoup d’administratif, c’est ingrat, pesant. Les difficultés actuelles viennent des incertitudes liées à la situation sanitaire. Nous avons cependant bon espoir de reprendre la navigation en juillet. »

Arthur sait également qu’il ne sera pas le seul à repartir. Cette zone de l’Arctique attire de plus en plus de monde, ce qui ne va pas sans générer des interrogations. « Aujourd’hui, en terme de fréquentation, on est au maximum de ce qui est admissible pour le respect de l’environnement. Lorsque nous avons démarré, nous étions les seuls français dans notre catégorie. Nous voyons désormais débarquer des bateaux de croisière avec plus de 200 personnes à bord. Lorsqu’ils vont voir les ours polaires, ils partent avec 15 zodiaques, c’est une catastrophe. Nous gardons notre approche intimiste, et je rêve que la Norvège limite la taille des bateaux. Quand 200 passagers visitent la toundra, ça laisse des traces… » déplore Arthur. Avant d’ajouter : « C’est dommage, parce qu’on vit des moments magiques dans cette nature. On ne revient pas indemne de la banquise. » Probablement la raison pour laquelle les prochains séjours sont déjà tous complets.
Pour en savoir plus sur les expéditions Polaris : http://polaris-expeditions.com/
À la semaine prochaine !
Laurence Bril
laurenceblog@gmail.com
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