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Un naufrage et des grandes marées
La Manche est une archive à ciel ouvert. Ou presque. À la faveur des grandes marées des jours derniers, je suis partie à la découverte d’une épave, celle d’un navire à vapeur qui s’est échoué sur les côtes normandes, à Criel-sur-Mer, par une journée d’épais brouillard, il y a 125 ans…
Mardi 30 mars. Il ne faut pas manquer le créneau : la mer est basse à 8 h 49. Comme toujours sur ce littoral, les excursions se prévoient, s’anticipent. Elles se méritent. Elles n’en sont que plus savoureuses. Encore plus si elles dépendent des grandes marées : l’épave du Chevington n’est visible et accessible à pied que si ces conditions sont réunies. Avec un coefficient de 113 et du soleil, l’occasion est trop belle, l’appel du large trop fort : enfin, la possibilité de voir à quoi ressemble “la chaudière”, comme les gens du cru appellent le site. À juste titre : c’est là que repose la chaudière du navire disloqué.
L’épave du Chevington m’intrigue depuis longtemps. J’ai découvert son existence à la faveur d’une toute petite rue qui porte son nom. Elle relie Mesnil-Val à Criel-sur-Mer, entre Le Tréport et Dieppe. C’est une rue en bord de falaise, d’à peine 1 kilomètre de long, et qui disparaît peu à peu au fil des années, victime de la fragilité de ce littoral crayeux. Une rue un peu sauvage, avec une vue magnifique, flanquée de panneaux très explicites.
Depuis février dernier, suite à un éboulement, elle est interdite à toute forme de circulation, y compris piétonne. Bientôt, elle sera engloutie par la mer. Comme le bateau dont elle porte le nom. Sans cette rue qui marque le lien historique, je n’aurais jamais fait la connaissance du Chevington.
Le 9 mars 1896, ce “steamer”, parti de Swansea, voguait en direction du Tréport. À son bord, 320 tonnes de marchandises, du cuivre, du fer-blanc, du coton, du velours, de l’étain… et l’équipage, sous l’ordre du capitaine Browne. Le brouillard est très épais, et le bateau, long de 42 mètres, pas facile à manœuvrer. La mer, mauvaise en cette fin d’hiver, est en phase descendante. Le vent souffle. En début d’après-midi, c’est le drame : le Chevington heurte le platier rocheux et s’échoue sous le regard indifférent des falaises. La coque est touchée. On sonne le tocsin. Tous les membres de l’équipage seront sauvés. Criel, station balnéaire en vogue à l’époque, deviendra le port éternel de la carcasse du Chevington.
Depuis 125 ans, l’épave repose là. À 200 mètres à vol d’oiseau des falaises, et 500 mètres du chemin d’accès, qui démarre au pied du bien-nommé “mont Joli-Bois” : d’un côté les falaises qui prennent doucement leur essor ; de l’autre l’estran, largement découvert en ces grandes marées. Je scrute l’horizon. Je ne connais pas l’emplacement exact. Assez vite, je repère une silhouette qui pourrait être celle d’un bateau, ou ce qu’il en reste après 125 ans sous l’eau. J’avance à l’instinct dans cette direction, et mon instinct a raison : ces formes qui se détachent dans le lointain ne sont pas des rochers. Je redeviens alors cette gamine qui cherchait un trésor. Et qui a la chance de le trouver.
La marche d’approche est d’abord visuelle : il faut zigzaguer entre les magnifiques concrétions rocheuses et les rares bancs de sable. C’est un moment magique, un instant présent et précieux : comme un aboutissement, dans tous les sens du terme.
J’avance rapidement, d’abord pour ne pas me laisser dépasser par les horaires de marée, et parce que l’envie de voir de près cet énigmatique bateau me donne des ailes. Il me faut une vingtaine de minutes, sur ce sol cahotique, pour m’approcher au plus près. Je comprends pourquoi les habitants appellent l’endroit “la chaudière” : c’est effectivement l’élément le plus visible et le plus reconnaissable.
Je ne pourrai pas avancer plus près. Me voilà face à cette fortune de mer exceptionnellement découverte. Elle semble ne faire qu’un avec son environnement : entre goémon et concrétions, elle s’est intégrée, mais conserve encore une allure de bateau fantôme. On devine l’avant du navire, avec l’écubier, le trou par lequel passait l’ancre, la chaudière au milieu, puis ce qui reste de la poupe, avec une hélice visible.
Déjà, la mer remonte. Ma rencontre avec le Chevington aura été brève, mais intense. Je n’avais vu d’épave, datant du XIXe siècle, accessible ainsi, sur le platier, au gré des humeurs de la météo et des marées. Sur la grève, je croise un pêcheur à pied, qui ramasse des vigneaux, les bigorneaux normands. Il me confirme qu’à Criel, la chaudière est connue pour être un lieu de pêche. « Avant, c’était les moules, mais aujourd’hui, on y va pour les étrilles ». Autres temps, autres mœurs : par delà les années et les tempêtes, le Chevington résiste et semble avoir trouvé sa place. À nouveau, le voilà recouvert par la mer, reposant tranquillement sur le fond, jusqu’aux prochaines grandes marées...
À la semaine prochaine !
Laurence Bril
laurenceblog@gmail.com
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Parcours
Départ : parking de Criel-plage
Temps : au départ des falaises, une vingtaine de minutes pour approcher l’épave au plus près lorsque les conditions le permettent.
Cet itinéraire est donné à titre indicatif.
Texte et photos sont la propriété de Pause marine / Laurence Bril. Reproduction interdite.