Troisième et dernier épisode de cette saga arborée (épisode 1 à lire ici, épisode 2 ici). Pour ce dernier rendez-vous dans la forêt d’Eu, je suis partie à la découverte d’une spécificité locale : les verreries. La région, aujourd’hui devenue la « Glass Vallée », produit 70% de la production mondiale de flacons de luxe en verre. Elle doit ce résultat à une activité née dans la forêt normande… il y a 600 ans. Je suis donc partie en vadrouille autour d’une ancienne verrerie, comme on part en voyage dans le temps. Verre et vert, pas seulement une histoire homophone.
On accède à Guerville après avoir serpenté à travers les petites routes sombres de la forêt. Cet aimable village, perdu sur le plateau, ressemble à ses congénères de la France rurale : tranquille, à peine perturbé par quelques chiens qui aboient à mon passage, abandonné des services publics et des commerces, mais cerné par les éoliennes. Difficile d’imaginer qu’au début du XXe siècle, le bourg possédait plusieurs cafés-épiceries, une boucherie, une auberge... Et surtout trois verreries, qui assuraient l’emploi des habitants. La Grande Guerre a balayé cet écosystème. Les verreries ont peu à peu cessé de fonctionner ; cependant, deux châteaux qui les abritaient existent toujours. Située au cœur de la forêt d’Eu, la verrerie de la Grande Vallée a vu le jour en 1769 dans le château du même nom. C’est elle qui est le but de ma randonnée. Pourquoi elle en particulier ? Parce qu’elle a marqué la vie de la vallée par son activité intense et surtout, parce qu’elle a été créée et administrée par une femme, — fait déjà exceptionnel au XVIIIe siècle —, pendant presque cinquante ans. Marie-Louise Angélique de Virgille de la Vicongne était vraisemblablement une femme de caractère : comment expliquer autrement son destin ? Enfant, elle s’est fait manger une main par « un pourceau », mais avait gardé « une dextérité étonnante ». On apprend dans un ouvrage du XIXe siècle sur les verreries normandes que, bien que « douée de beaucoup d'esprit », elle était cependant « d'une originalité étrange » : « elle tutoyait tout le monde. N'ayant pas été favorisée de la nature, elle vécut dans le célibat ; elle repoussa tous les partis qui se présentèrent, persuadée qu'elle n'était recherchée qu'à cause de sa fortune. »1 Après avoir bataillé pour maintenir et développer sa verrerie, elle y mourut, en 1821, à l’âge vénérable de 88 ans. Ce destin étonnant méritait bien un petit périple.
L’ancienne verrerie est située à deux kilomètres de Guerville, en pleine forêt, dans une cuvette qui s’appelle la Grande Vallée, d’où son nom. Le lieu est aujourd’hui privé, mais les cartes postales du début du XXe siècle donnent une idée assez précise de l’endroit tel qu’il était lorsqu’il était une verrerie, où plus d’une centaine d’ouvriers s’activaient. « Cette manufacture mérite d'être visitée. On y trouve de beaux magasins et une longue ligne de maisons habitées par les ouvriers. II y a café, auberge, voie de terre, voie ferrée ; c'est une ville en miniature. Cette cité ouvrière a une rue à laquelle on a donné le nom un peu prétentieux de rue de Paris. » 2
On distingue derrière les bâtiments actuels les vestiges de cette vie. Juste en face, un sentier plonge au cœur de la forêt. Je l’emprunte en écoutant le vent souffler avec gravité dans les arbres. Le silence est de verre. Pourquoi forêt et verreries font-elles si bon ménage ? Comment expliquer que plus d’une quarantaine de manufactures, plus ou moins grandes, ont été implantées dans cette forêt au cours des siècles ? Les réponses sont sous mes yeux : le bois fournit le feu (droit d’affouage) ; les cendres des fougères sont ajoutées comme fondant au sable ; ce sable est drainé par la Bresle, rivière qui traverse la vallée ; et la chaux, présente dans le sol, rentre dans la composition du verre. Enfin, dernier élément qui explique la pérennité des verreries normandes : l’arrivée du train au XIXe, reliant la région à Paris, a accéléré l’industrialisation du secteur. Je regarde le chemin autour de moi, et je n’y vois plus seulement un lieu pour se reconnecter avec la nature. La forêt est un lieu de production. Le verre, alliage du minéral et du végétal, forme un trait d’union parfait entre toutes ces ressources.
Je ne sais pas quel scintillement a attiré mon regard en premier. Des fragments de verre affleurent à la surface du petit chemin de randonnée. Le sol porte encore les traces de son passé verrier. La verrerie a beau ne plus fonctionner depuis presque une centaine d’année, ses abords n’ont rien oublié. Verres pilés, cassés, éclatés, l’histoire ancienne craque sous mes pas. Ce verre, issu de la forêt, retourne là d’où il vient. La boucle est bouclée. Mais pas mon circuit : je continue de m’enfoncer dans la forêt, sur ses chemins noircis par l’humus et blanchis par la chaux, pour explorer une autre facette.
Ici, par les siècles passés, le loup avait ses habitudes. Les forêts normandes étaient une terre de prédilection pour le prédateur, notamment parce que le bétail y était proche et abondant. Évidemment, je frissonne un peu en y pensant, là, dans ces chemins forestiers, où un loup a été aperçu il y a quelques mois, plus de cent ans après que le dernier de ses congénères ait été abattu. Je porte un regard compatissant en croisant cette petite chapelle, cachée par les hautes herbes, érigée en 1790 par un dénommé Pierre Dubos, « à l’endroit même où il fut assailli par une bande de loups » précise une plaque usée par le temps.
Il fallait une conclusion animale à cette randonnée minérale, qui offre une vision en kaléidoscope de la forêt. J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir la forêt, à la humer, à l’arpenter, à la raconter aussi. Cette balade est la dernière au milieu des arbres, avant un retour sur le littoral. Mais comme la vie de Marie-Louise Angélique de Virgille de la Vicongne m’a interpellée, il n’est pas impossible que j’y revienne, ici ou ailleurs ;-) D’ici là, bonne rentrée à toutes et tous.
Laurence Bril
laurenceblog@gmail.com
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Parcours
Départ et arrivée : mairie de Guerville
Distance : 11 km
Dénivelé : 200 mètres D+ / D-
À noter : ce parcours est (aussi) parfait pour les amateurs de trail.
Cet itinéraire est donné à titre purement indicatif.
Texte et photos sont la propriété de Laurence Bril. Reproduction interdite.
Accès aux anciens numéros de Pause marine : https://pausemarine.substack.com/archive
Les verreries de Normandie, les gentilshommes et artistes verriers normands, par Onésime Le Vaillant de la Fieffe, 1873.
Op. cité